Type de texte | source |
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Titre | « De la peinture ancienne » |
Auteurs | Caylus, Anne-Claude Philippe de Tubières, comte de |
Date de rédaction | 1753/11/10 |
Date de publication originale | |
Titre traduit | |
Auteurs de la traduction | |
Date de traduction | |
Date d'édition moderne ou de réédition | 2015 |
Editeur moderne | Lichtenstein, Jacqueline; Michel, Christian |
Date de reprint |
, 252
Apelle avait représenté Alexandre tenant la foudre de Jupiter. Cette attitude indique un raccourci ; pensé par Apelle, exécuté pour Alexandre, il devait être des plus nobles et des plus heureux. La description de Pline me paraît faite par un homme de l’art, c’est tout dire, pour la concevoir juste et précise. En effet, Raphaël n’aurait point employé d’autre expression parlant d’un tableau de Michel-Ange. La main était saillante et la foudre paraissait hors de la toile. Quelle idée ne prend-on pas de l’effet de cette machine et quels démentis pour ceux qui refusent aux anciens les connaissances de l’accord de l’harmonie, et surtout de la perspective !
Dans :Apelle, Alexandre au foudre(Lien)
, 253
Pline nous dit ensuite, dans le même chapitre[[3:Chap. 10.]], qu’Apelle avait une préparation qu’il mettait sur ses tableaux et que personne n’a jamais pu imiter ; elle garantissait la peinture des poussières et des ordures, et l’on ne s’apercevait d’aucune différence quand on regardait le tableau (ainsi préparé) de près à pouvoir le toucher. Mais cette opération, continue Pline, avait cela d’avantageux que le brillant des couleurs ne pouvait blesser la vue, et qu’il semblait à ceux qui regardaient le tableau de loin qu’ils voyaient à travers d’un talc, et par conséquent l’éclat des couleurs était adouci. Pline nous assure que personne n’a pu imiter cette pratique d’Apelle. Mais pour donner au moins une idée de cette opération, nous savons que les anciens aimaient le brillant et l’extrême poli dans toutes les productions de leurs arts. Je croirais volontiers qu’ils employaient le plus ordinairement une cire légère dont ils frottaient leurs ouvrages pour les rendre agréables à la vue, et je suis d’autant plus confirmé dans cette opinion que Pline enseigne, dans le même livre, la manière de vernir, pour ainsi dire, les enduits peints au minium pour les rendre plus durables et plus brillants. Il dit donc que l’on étend, sur leur superficie, une couche de cire avec de l’huile, qu’on la fait fondre en approchant un peu de feu de charbon, qu’ensuite on polit cet enduit ainsi préparé avec une autre cire en promenant le long de la superficie un morceau de cire en forme de cylindre, apparemment comme nos bougies, et pour dernière opération, on frotte le tout avec un linge blanc. Vitruve décrit absolument la même opération pour le même objet[[3:Liv. VIII, ch. 9.]].
Dans :Apelle, atramentum(Lien)
, 252-253
J’ai trop bonne opinion de l’esprit et du caractère d’Apelle pour croire que, voulant prouver la vérité de l’imitation dans un cheval qu’il avait peint, il ait voulu le faire juger par des chevaux, dont le hennissement le fit triompher. À la réserve des oiseaux que nous avons vu souvent se tromper à des percées de ciel[[3:On en a vu de grands exemples à Ruel, dans la maison du cardinal de Richelieu. Le Maire avait peint une arcade qui laissait voir un ciel si bien imité que les oiseaux croyaient que l’arcade était percée et que rien ne les empêchait de la traverser ; aussi, on en a vu plusieurs fois tomber morts ou étourdis pour s’être frappés la tête contre les murs. ]], les animaux ne sont pas si bêtes que les hommes le croient par vanité et par amour propre. Je suis persuadé qu’ils pouvaient être plus aisément frappés des figures de ronde-bosse que de la peinture ; celle-ci exige trop d’illusion à la fois. Quoiqu’il en soit, la conduite attribuée à Apelle dans cette occasion me paraît un de ces traits que Pline a répandu dans son histoire ou pour égayer son sujet, ou pour flatter l’opinion de ceux qui étaient persuadés de ces espèces de singularités. Il ne faut point oublier que le nombre en était grand, du moins chez les Romains pour lesquels Pline écrivait. [[4:suite : Apelle Vénus inachevée]]
Dans :Apelle, le Cheval(Lien)
, 251-252
[[4:suit Apelle et cordonnier]] Apelle fut doux et bon avec ses rivaux, et ce sentiment lui fit d’autant plus d’honneur qu’il avait des émules d’un grand mérite. Il trouvait qu’il manquait, dans tous les ouvrages qu’on lui présentait, une certaine Venus, mot que nous ne pouvons traduire que par celui de grâce et d’amour, et qu’il n’y avait que lui qui possédât. Il faut qu’il y ait eu une grande vérité dans ce discours et qu’Apelle ait supérieurement possédé les grâces pour que tout le monde en soit convenu, surtout après l’aveu qu’il en avait fait lui-même. Cependant, lorsqu’il s’accordait si franchement ce qui lui était dû, il convenait avec la même sincérité qu’Amphion le surpassait pour l’ordonnance, et Asclépiodore pour les proportions ou la correction. C’est ainsi que Raphaël, plein de justice, de grandeur et de grâce, parvenu au comble de la gloire, reconnaissait dans Michel-Ange une fierté dans le goût du dessein, qu’il chercha à faire passer dans sa manière, et cette circonstance suffirait pour admettre le parallèle de Raphaël et d’Apelle.
Dans :Apelle supérieur par la grâce(Lien)
, ***
Protogène, cet autre peintre célèbre, était de Caunes, ville soumise aux Rhodiens. Le commencement de ses études fut accompagné de la pauvreté. Son application lui tint lieu de maître, car on ne connaît point celui dont il reçut des leçons[[3:Liv. 35, ch. 10.]]. Voilà un bel exemple de l’attachement, de l’assiduité et du talent naturel. Pline lui reproche d’avoir manqué de facilité et semble attribuer le défaut à la pauvreté et au peu d’éducation qu’il avait reçue. Quoiqu’il en soit, cet obstacle dans le génie causa son malheur et l’engagea à trop fatiguer ses ouvrages. Il ne savait pas les quitter ; ce fut aussi ce qu’Apelle lui reprocha. Cet inconvénient a causé la perte de quelques-uns de nos modernes et les a précipités dans les glaces. Car il faut savoir se contenter et se souvenir du beau précepte d’Apelle, que trop de soin est dangereux. Carlino Dolce, chez les Italiens, fournit un exemple de ce danger ; la stérilité de son génie égala la propreté de son pinceau.
Dans :Apelle et la nimia diligentia(Lien)
, 253
[[4:suit Apelle cheval]] Rien ne prouve autant le mérite d’Apelle que le refus de tous les artistes pour terminer la Vénus qu’il laissa imparfaite à sa mort ; il est vrai que Pline cite quelques autres ouvrages pour lesquels on a eu la même délicatesse, mais je crois qu’Apelle en a donné le premier exemple. Les paroles de Pline à l’occasion de cette Vénus méritent de vous être rapportées.
Elle causait, dit-il, plus d’admiration que si elle avait été terminée, car on voit dans les traits qui subsistent la pensée de l’auteur et le chagrin que donne ce qui n’est point achevé redouble l’intérêt. [[4:suite : Apelle atramentum]]
Dans :Apelle, Vénus inachevée(Lien)
, p. 254-255
Aristide de Thèbes fut contemporain d’Apelle. Il peignit l’âme et les sentiments. Pline nous décrit un de ses tableaux dans les termes suivants.
Dans le sac d’une ville, on voit un enfant s’attacher au sein de sa mère expirante des blessures qu’elle a reçues. On croit lire sur le visage de la mère le sentiment et la crainte où elle est que son fils ne suce le sang avec un lait prêt à tarir. Je conviens que la situation est différente, mais Rubens, dans la galerie du Luxembourg, a exprimé tout à la fois la joie et la douleur sur le visage de Marie de Médicis. Après avoir trouvé dans les modernes un exemple pareil de deux passions exprimées ensemble, je croirais que le Poussin aurait pu rendre les sujets qu’Aristide a su traiter. Il a si bien exprimé la soif des Israélites, les horreurs de la peste ; il a si bien traité le déluge avec un si petit nombre de figures, il en a fait un sujet si pathétique et si complet que je pense à lui en lisant la description du tableau d’Aristide. Au reste, avec autant de grandes qualités dans l’art, la couleur de cet artiste était un peu crue. Pour faire sentir la manière d’Aristide et accorder ce que Pline nous en dit, sans le prendre à la lettre, je dirais : Raphaël est sans contredit un grand poète ; ses images sont extrêmement riantes, mais Jules Romain, son élève, a mis plus de feu dans ses compositions. Il a témoigné plus d’enthousiasme. Raphaël n’en est pas moins ce qu’il est : grand, précis, sage, ingénieux, plein d’expressions, quoiqu’il soit vrai que le Dominiquin lui soit fort supérieur à quelques égards, et c’est de lui qu’on peut dire il a peint l’âme et les sentiments ; et comme Aristide, sa couleur était un peu crue, car le Dominiquin n’a point connu l’harmonie des couleurs. La différence que je trouve entre le Dominiquin et le Poussin, c’est que le premier n’est arrivé à ces belles expressions que par la nature seule, c’est-à-dire par un discernement fin et délié ; et que le Poussin, nourri de l’antique, a cherché et saisi la manière des anciens, et qu’enfin le désir de les imiter l’a engagé à voir la nature conséquemment. Aussi ses tableaux sont sages, la convenance et le costume y sont parfaitement observés. Il est vrai que, frappé de ce que nous appelons l’antique au propre, c’est-à-dire des belles statues grecques, ses figures se sentent un peu de la sécheresse que le marbre peut inspirer. Il est encore vrai que, comme le Dominiquin, sa couleur laisse quelque chose à désirer. D’ailleurs il ne faut chercher aucun autre rapport entre les grands artistes. Ils n’ont point abandonné la nature ; ils en ont saisi les beautés par des moyens différents.
Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)
, p. 239-240
Selon Pline, l’ombre qu’un corps éclairé porte sur une surface opposée a fourni la première idée du dessein. Quelqu’un, ou plus intelligent ou plus vif, s’étant arrêté à considérer l’ombre qui se peignait ainsi sur une surface unie, s’avisa de la contourner en traçant sur cette même surface une ligne qui la renfermait et qui en décrivait exactement le contour extérieur ; et lorsque l’ombre eut disparu, le simple trait qui conservait la forme de l’ombre donna quelque idée de l’objet qui l’avait produit.
Il est constant que le profil d’une tête étant plus apparent et plus distinct, on doit croire qu’il fut le premier pratiqué.
Dans :Les origines de la peinture(Lien)
, 250-251
Pamphile Macédonien fut recommandable et se distingua par une partie dont il serait à désirer que les artistes d’Europe ressentissent la nécessité. Savant dans son art, il n’ignorait aucune partie des belles lettres. Il était persuadé qu’on ne pouvait être un grand peintre sans être instruit et principalement sans savoir à fond la géométrie et l’arithmétique. Il faut croire que les noms de ces deux parties des mathématiques rappelaient alors d’autres idées que celles qu’elles nous présentent aujourd’hui. Elles regardaient selon moi les proportions et la perspective, dont vous verrez plus bas que les anciens avaient la connaissance. Si l’on prenait ces mots à la lettre, je demande quel est l’avantage qu’un peintre pourrait retirer du calcul des chiffres et de celui des angles. Les mots de Pline sont positifs et formels, mais l’étude recommandée est trop éloignée de l’objet pour ne pas admettre quelque figure dans la phrase. Quoiqu’il en soit, Pamphile eut le crédit d’établir à Sicyone, ensuite dans toute la Grèce, que les enfants nobles apprendraient à dessiner avant toutes choses et que les esclaves ne pourraient exercer la peinture. Enfin, il procura à cet art le premier rang dans les libéraux.
Le préjugé contre l’étude sera toujours bien fort dans l’esprit de nos artistes, car, malheureusement, presque tous ceux qui ont eu des lettres n’ont pas excellé dans l’art. Cependant, malgré l’application que la peinture exige pour l’étude de toutes les parties qu’elle embrasse, l’esprit seul nous dirait qu’il n’est pas impossible à un peintre d’être savant. L’exemple de Léonard de Vinci et de quelques autres suffirait pour en convaincre, si les auteurs anciens ne nous en donnaient des preuves incontestables. Enfin, sans être comme Hippias, peintre grec, dont Pline dit tout simplement qu’il savait tous les arts et toutes les sciences, il y a des degrés entre cet éloge et une ignorance qu’on ne peut ni ne doit jamais pardonner.
Pamphile a fait le portrait d’une famille, un groupe, une ordonnance de plusieurs parents. Je crois que les anciens auteurs ne nous rapportent que cet exemple, non que le fait en lui-même n’ait été facile et naturel, mais je crois qu’il était peu pratiqué dans la Grèce, et il l’était encore moins chez les Romains qui remplissaient le vestibule de leurs maisons de simples bustes. Le goût de la sculpture était plus suivi dans l’une et l’autre nation ; les enduits et les imitations de marbre que Pline reproche aux Romains prouvent que la peinture, du moins celle qui mérite ce nom, n’était pas fort considérée par le plus grand nombre de la nation.
Au reste, ce Pamphile ne prit aucun élève à moins d’un talent pour dix ans[[3:Environ 4000lt de notre monnaie présente.]] ; cette somme me paraît très modique pour un nombre d’années si considérable. Je croirais donc, avec le père Hardouin, qu’il faut entendre un talent par chaque année. Le texte de Pline est susceptible de cette explication et ce prix est plus d’accord avec les dépenses que les Grecs faisaient pour toutes les parties des arts.
Dans :Pamphile et la peinture comme art libéral(Lien)
, 245-247
Il a réduit le premier la peinture en art et a donné des règles sur les proportions. Ses airs de tête étaient piquants et agréables. Il sut ajuster les cheveux avec noblesse et les traiter avec légèreté. Il donna des grâces et des agréments à la bouche. Voilà de grandes qualités qui constatent assurément le grand peintre, mais ce qui rendait Parrhasius infiniment supérieur à tous les autres artistes de l’aveu même des hommes de l’art, c’était le beau coulant joint à la justesse de ses contours, et Pline dit avec raison que c’est en quoi consiste le sublime de la peinture. Cette réflexion engage cet auteur à en faire une autre. Il remarque qu’il est nécessaire d’avoir une grande étendue de connaissances pour bien peindre les surfaces des différents objets et que plusieurs peintres se sont distingués par cette partie, mais cependant qu’il n’y en a qu’un très petit nombre qui aient réussi à dessiner les contours dans cette grande manière, qui fait que l’objet représenté se trouve renfermé dans les justes bornes qui lui appartiennent. Car, ainsi que Pline continue de le faire observer, les contours doivent être tellement coulants, la sécheresse en doit être si absolument bannie, qu’en embrassant l’objet de toutes parts, ils laissent imaginer qu’il y a quelque chose au-delà du terme, car ils doivent indiquer les parties qu’on ne voit pas.
Voilà, ce me semble, la différence que Pline met entre le dessein et la couleur, et l’on ne peut guère mieux s’expliquer pour la faire sentir. La couleur fera bien paraître ressemblants et donnera du relief aux objets imités, quand même ils ne seraient pas dessinés avec toute la précision possible. Mais cette ressemblance, ou plutôt cette imitation, sera toujours imparfaite si ces mêmes objets ne sont pas dans leur forme juste. Le Dominiquin était assurément un grand peintre ; il a démontré, dans une lettre qui se trouve à la fin de sa Vie écrite par le Bellori[[3:p. 359.]], que la forme doit l’emporter sur la matière, c’est-à-dire le dessein sur la couleur. Aussi, l’essence de la peinture consiste dans la justesse du dessein ; les expressions, les grâces, le mouvement ressortissent du dessein et dépendent de l’exactitude et de l’élégance des contours. Aussi, je crois reconnaître, dans le portrait que Pline nous a laissé de Parrhasius, celui du fameux Corrège. Comme le peintre ancien, le Corrège a excellé dans la beauté et le moelleux des contours, et c’est principalement par là qu’il est parvenu à donner une extrême rondeur à ses figures. L’un et l’autre ont eu en partage les grâces et l’on a remarqué qu’ils avaient un talent particulier pour bien représenter les cheveux. Je crois cependant devoir mettre cette différence entre Parrhasius et le Corrège : c’est que le dernier avait toutes ses études arrangées dans sa tête, et qu’il en faisait rarement sur le papier, au lieu que le peintre grec était continuellement occupé à tracer des contours, ou sur des planches, ou sur du parchemin, pour parler selon les usages de ce temps, et qu’il avait infiniment à cœur d’être correct. C’était le principal objet de ses études ; aussi avait-il cela de commun avec les plus grands dessinateurs que l’étude du dessein lui faisait négliger la pratique de la couleur, et qu’autant il était admirable dans ses contours, autant paraissait-il inférieur à lui-même quand il s’agissait de peindre les partie que ces mêmes contours renfermaient. Ces traits, rapportés par Pline[[3:Liv. 35, ch. 10.]] et que j’ai du moins entendus de cette façon, étant joints au parallèle que Quintilien a fait des talents de Zeuxis et de Parrhasius[[3:Liv. 12, ch. 10.]], démontrent, ce me semble, que l’on ne peut donner un autre sens à ce que Pline dit au sujet de ce dernier. Car, suivant Quintilien, Zeuxis, qui se permettait des licences dans le dessein, entendait parfaitement la science des ombres et des lumières ; et Parrhasius s’appliquait principalement à être correct dans son dessin, en sorte que ses ouvrages avaient acquis une sorte de loi dans la peinture. Quintilien nous présente donc une distinction bien marquée. En effet, toute représentation d’un objet consiste dans le contour, qui est le dessein, ou dans le relief, qui est l’effet de la couleur. On ne peut douter que la partie de Parrhasius ne fut le dessein ; que lui manquait-il donc ? Ce que Zeuxis, son émule, possédait : l’art de donner du relief aux objets par la distribution des ombres et des lumières, l’art d’exprimer des surfaces, en un mot l’art de peindre. Malgré ce reproche, Parrhasius a été célèbre ; ses desseins et ses études méditées, qu’on avait conservées avec beaucoup de soin, subsistaient encore à Rome du temps de Pline ; elles avaient été comme une espèce d’école pour les artistes. Les peintres s’étaient formés en les copiant, comme on a fait dans les derniers siècles à l’égard des fameux cartons de Michel-Ange.
Dans :Parrhasios et les contours(Lien)
, 249
Car après avoir fait valoir l’abondance et la facilité de son génie, il critique sa plate et ridicule vanité en nous apprenant qu’il se donna lui-même le nom de délicat et de voluptueux, et se déclara le prince d’un art qu’il avait porté à sa perfection. C’est donc avec une sorte de plaisir que l’on voit son insolence punie, car il fut vaincu par Timanthe dans un des jeux de la Grèce où les arts furent admis.
Dans :Parrhasios : orgueil(Lien)
, p. 240
Pline dit que les Égyptiens et les Grecs se disputaient l’honneur d’avoir inventé la peinture, mais quoiqu’il en puisse dire, on ne doit chercher qu’en Égypte le principe de tous les arts. Du reste, il n’y a aucun inconvénient à supposer que la découverte du dessein a été faite comme Pline l’a exposée. D’ailleurs, il ne nous importe en quel pays la chose est arrivée, mais le dessein, continue l’auteur [[1:Liv. 35, ch. 3.]], fut bientôt réduit en art, avant même que l’on se fut servi d’aucune couleur. Téléphanès de Sicyone et Ardicès de Corinthe avaient déjà commencé à le perfectionner en essayant d’exprimer les parties que le contour extérieur renfermait, telles que les yeux, la bouche, le nez, etc., dans un visage vu de face, en perfectionnant la forme, en épurant le dessein, en multipliant les traits pour ajouter à ceux que l’ombre avait enseignés par hasard. Ce fut ainsi que le dessein prit une forme régulière, et dès lors on commença à pouvoir discerner et à reconnaître les traits des personnes en particulier. L’artiste même pouvait écrire au bas du portrait, et sans donner une trop faible idée de son talent, le nom de celui qu’il avait eu intention de représenter pour instruire la postérité. Cet usage a même été conservé sur les monnaies et je crois que nous le négligeons trop. En effet, un portrait privé d’un tel secours n’a plus d’autres mérites, après un temps même assez court, que celui des talents de l’artiste ; mais, indépendamment de toutes les autres raisons que l’on pourrait alléguer contre notre usage, les parties de la peinture ne sont pas piquantes pour tout le monde. On ne peut même douter qu’un nom tel qu’il soit ne serve en premier lieu à fixer la mémoire sur la peinture même, et en second lieu ne donne une sorte de vie à une opération de l’art assez froide en elle-même, puisqu’elle est nécessairement privée d’action. Mais quel mérite ce nom n’ajoute-t-il pas au portrait quand il est célèbre ? Ce serait donc une association avantageuse pour l’artiste et pour celui qui se fait peindre. On a senti cette nécessité dans les portraits gravés où l’on a, généralement parlant, soin de conserver l’usage des noms.
Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)
, 149
Timanthe avait beaucoup d’esprit et de génie pour son art. Son tableau d’Iphigénie sera célèbre à jamais. Ne pouvant exprimer la douleur du père de cette malheureuse victime, il lui mit un voile sur la tête. Il est vrai qu’Euripide lui avait fourni cette idée, mais il faut toujours du mérite pour prendre ce qui convient, le transporter d’un art à un autre et savoir le rendre propre à son talent. Pline, non content de ce premier éloge, en ajoute un autre : il donna, dit-il, plus à entendre dans ses ouvrages qu’il n’en prononça. Ces sous-entendus sont le charme et l’agrément de toutes les parties de l’esprit et quelque étendu que l’art puisse être, continue Pline, l’esprit est encore par-delà. Timanthe excella dans la manière de rendre les hommes. Nous avons eu quelques modernes qui n’ont pu exprimer la délicatesse et les grâces que la nature a répandues dans les femmes.
Dans :Timanthe, Le Sacrifice d’Iphigénie et Le Cyclope (Lien)
, p. 246
Zeuxis peignit une Pénélope sur la figure de laquelle on reconnaissait les mœurs. Il n’est pas possible de donner une idée plus délicate de l’esprit et du pinceau de ce grand artiste. En effet, l’expression des mœurs me paraît une opération sublime. Je crois pouvoir dire, avant de comparer Zeuxis plus exactement encore, que, comme lui, Raphaël a peint les mœurs et a su les exprimer. Quels caractères ! Quelle réunion de grandeur, de simplicité, de noblesse, cet illustre moderne n’a-t-il pas mis dans toutes ses têtes et surtout dans celles des Vierges ! Malgré cette comparaison anticipée, je dois dire que ce serait Léonard de Vinci que je comparerais à Zeuxis, surtout à cause du terminé auquel il s’appliquait. Il est vrai que Pline reproche à Zeuxis, en finissant [l’article de] cet artiste, de faire ses têtes et ses attachements trop forts ; un défaut aussi considérable, et qu’on ne peut reprocher à Léonard, diminue beaucoup les autres belles parties que Zeuxis pouvait avoir. Il faut cependant convenir qu’il travaillait avec soin et d’après la nature, car ce fut lui qui demanda aux Agrigentins les cinq filles pour faire le tableau qu’ils voulaient placer dans le temple de Junon Lucinienne. Nos modernes n’ont jamais été assez heureux pour avoir de semblables modèles, ni en aussi grand nombre. Ce n’est point dans le dessein de faire une plaisanterie que j’appuie sur ce fait, mais pour gémir de voir la différence des mœurs et des usages nous mettre aujourd’hui dans une situation embarrassante pour les modèles de femmes, toujours plus difficiles à trouver complets que ceux de l’autre sexe.
Dans :Zeuxis, Hélène et les cinq vierges de Crotone(Lien)
, 246
Zeuxis d’Héraclée, frappé des talents d’Apollodore, sut en profiter et fit voir dans la 93e Olympiade qu’il le surpassait. Il s’attacha même à un grand terminé. Les biens qu’il acquit furent si considérables et sa vanité fut si grande qu’il poussa le luxe de ses habits jusqu’au ridicule. Notre jeunesse a beaucoup trop de penchant à suivre son exemple. Zeuxis, pour couronner son caractère, finit par faire présent de ses ouvrages, personne ne pouvant lui en donner le prix qu’il les estimait. Il écrivit même au bas d’un de ses tableaux qu’il était plus aisé de l’envier que de l’imiter. Nous avons eu des peintres modernes assez vains. Cependant, je ne pourrais trouver que de comparaisons trop faibles […].
Dans :Zeuxis et la richesse(Lien)
, 266-267
Pline nous apprend ensuite que Pausias devint amoureux dans sa jeunesse de Glycère. Cette belle vendeuse de fleurs le rendit excellent dans l’imitation de la plus légère et de la plus agréable production de la nature. Le portrait de sa maîtresse, qu’il peignit tenant une des couronnes qu’elle faisait avec une si grande perfection, devait bien flatter la vue. Combien aurait-on payé l’original puisque Lucullus en acheta dans la suite la copie à Athènes deux talents ? Ce prix étonnera moins ceux qui ont vu donner de nos jours des sommes pareilles de semblables tableaux de Gérard Dou, de Mieris et des bouquets de fleurs peints par Van Huysum, tandis qu’on n’aurait pas donné le même prix d’un tableau de Raphaël.
Dans :Pausias et la bouquetière Glycère(Lien)
, 266
Pausias, fils de Briès et son élève, peignit les murs du temple de Thepiès. Polygnote avait orné avant lui ce même lieu de ses ouvrages. Le temps les avait apparemment dégradés ou effacés. On chargea Pausias d’en faire de nouveaux, mais ses tableaux perdirent beaucoup à la comparaison, car il n’avait pas travaillé dans son genre. Il est vraisemblable que Pausias, aveuglé par son amour-propre, voulut peindre des sujets héroïques, lui qui avait fait dans la Grèce ce que Ludius fit ensuite à Rome ; car il fut le premier qui décora les murs intérieurs des appartements par des paysages, des marines, etc. Pausias était aussi facile que ce genre exige qu’on le soit. Il peignit un tableau en un jour. Nous avons eu plus d’un exemple pareil depuis le renouvellement des arts, et cette facilité de Pausias est d’autant moins étonnante que le tableau dont il s’agit représentait un enfant. Les chairs mollettes, tendres et pleines de lait de cet âge n’exigent qu’une forme générale, sans aucun détail intérieur, sans aucune expression composée, enfin sans étude de muscles et d’emmanchements.
Dans :Pausias, L’Hémérésios(Lien)
, 267
Pline continue l’éloge de ce même Pausias qu’il nous a présenté d’abord comme habile mais comme inférieur à Polygnote, et nous dit, au sujet d’un boeuf représenté dans un sacrifice : voulant montrer sa longueur, il le peignit de face et non de côté ; on sentait cependant toute son étendue. Voilà certainement l’objet de la perfection du raccourci bien rendu par le peintre et par l’historien. Ensuite, loin de faire comme on le pratique ordinairement, les corps saillants blancs avec des oppositions noires, il peignit le boeuf absolument noir. On ne peut mieux décrire l’intelligence, l’harmonie et la ruption des couleurs, d’autant que Pline ajoute : il tira les ombres et le corps du boeuf de cette seule couleur (noire). Il dit ensuite : faisant voir avec un art infini, sur une surface, toute l’étendue et la solidité des corps par des traits rompus. Il est impossible de donner plus parfaitement l’idée des corps mis en perspective. D’ailleurs, Pline fait mention en plus d’un endroit de son ouvrage de plusieurs tableaux représentant des batailles, entre autres un combat de Marathon dans lequel on voyait jusqu’à cent figures. De pareils sujets ne pouvaient être traités sans mouvement, sans opposition, sans distribution de groupes, sans variété de plans, sans raccourci, en un mot sans perspective.
Dans :Pausias, le Bœuf(Lien)
, p. 256-258
Tous les interprètes – les uns en convenant que le fait était difficile à concevoir, d’autres qu’il était supérieur à tout ce qui s’est exécuté dans l’art – ont rendu le passage suivant de Pline d’une façon singulière. Vous en allez juger. Ils ont tous été persuadés que Protogène avait peint son tableau de Jalisus à quatre fois différentes dans le dessein de le garantir des injures du temps, et dans l’idée que la première couleur, ou pour mieux dire, selon leur explication, la première couche venant à tomber, il s’en trouvât une autre dessous qui prit sa place et successivement, quatre fois de suite.
Vous sentez mieux que moi, Messieurs, le ridicule d’une proposition pareille. Cependant, je crois devoir vous rendre compte des réflexions que j’ai faites sur ce passage et des moyens qui m’ont conduit à la vérité. Il me paraît que Pline, toujours attentif à caractériser les peintres dont il décrit les ouvrages, a voulu faire entendre que Protogène, qui dans la vérité n’épargnait aucun soin pour finir extrêmement ses ouvrages et était un autre Gérard Dou, avait repeint quatre fois son tableau de Jalisus pour le mettre, au moyen de cet empâtement, plus en état de résister à la fureur du temps. Cette pratique a été celle de tous les grands coloristes. Le Titien entre autres en a fait un usage constant ; il peignait à pleine couleur et quand il avait amené son ouvrage à un certain point, il le laissait reposer, et quelques temps après, il le reprenait et, répétant plusieurs fois la même opération, il rendait son tableau d’une force de coloris à laquelle personne n’a encore pu atteindre, comme il n’en est presque point dont les ouvrages se soient maintenus aussi longtemps dans leur première fraicheur. Les précautions nécessaires pour arriver à ce grand effet vous sont plus connues que moi. La discussion ne serait point à sa place et ne me conviendrait en aucune façon ; mais les peintures des anciens artistes devaient éprouver, quoique plus tard, ce qui arrive aux ouvrages de nos peintres modernes. Ce serait admettre une illusion que de penser autrement. Elles pourraient, l’huile n’étant pas la base de leur couleur, exiger moins d’attention pour les parties d’exécution. Mais elles éprouvaient toujours des altérations. La révolution des années y conduit tous les corps. Il est encore moins douteux que, parmi les peintres de la Grèce, il s’en est rencontré quelques-uns qui, plus jaloux de leurs ouvrages, apportaient plus de précaution dans leur travail. Protogène était certainement de ce nombre. Ainsi il empâtait ses ouvrages avec soin. Il passait sans peine jusqu’à sept années sur un même tableau. Ce procédé doit produire un froid excessif et fait au moins concevoir un grand terminé et un effet pareil à celui dont Léonard de Vinci nous a laissé des exemples ; mais il ne s’agit ici que de la manœuvre d’un seul tableau. Il faut suivre le passage.
Protogène connaissait parfaitement la nature et l’effet des couleurs dont il se servait. Celles qu’il couchait les premières, loin de faire tort à celles qui devaient les couvrir, aidaient au contraire à les soutenir et à leur procurer plus de corps et d’éclat. Tel est, il n’en faut point douter, le véritable sens du passage de Pline ; et ce qui achève de le démontrer, c’est une circonstance qui me reste à vous rapporter et qui présenterait un fait impossible si l’on n’admettait pas cette explication. Pline observe qu’il y avait, dans le tableau de Jalisus, un chien sur lequel le hasard avait produit une des vérités d’imitation qu’il n’est pas toujours dans le pouvoir de l’art de bien saisir. Le peintre intelligent, voulant représenter un animal essoufflé, avait entrepris de faire sortir de l’écume de sa gueule ; il avait travaillé à plusieurs reprises et toujours sans succès ; les touches de son pinceau, trop lourdes et trop comptées, semblaient s’éloigner du naturel à mesure qu’il cherchait à s’en rapprocher. Dans cette extrémité, Protogène jeta de dépit contre son tableau une éponge – apparemment son essuie-main – remplie de la couleur qu’il employait depuis longtemps ; et cette éponge produisit sur le champ l’effet que le peintre cherchait inutilement. Si l’on suppose quatre couches de couleurs, ou plutôt quatre peintures l’une sur l’autre faites à dessein de se succéder, il faudra supposer aussi que le hasard a amené quatre fois de suite la même singularité par rapport à la représentation de l’écume, et c’est ce que Pline ne dit point et qu’il est absurde de penser. Le même prodige ne peut arriver quatre fois de suite ; et cependant, c’est une nécessité dans l’hypothèse qui admet quatre tableaux dans un seul. Car dans ce cas, tous les quatre tableaux devaient être également parfaits pour se remplacer à mesure qu’ils périraient, et par conséquent Protogène, ne s’étant pas trouvé assez de talent pour peindre de l’écume dans le degré de vérité que la délicatesse de son goût exigeait, il devait à chaque tableau emprunter les secours de son éponge, ce qui n’est ni probable, ni possible. Ajoutez encore que les quatre tableaux avaient été différents ; le peintre n’aurait pu mettre une seconde couche de couleur sur la première peinture sans tirer pour ainsi dire un voile qui lui aurait caché ce qu’il avait peint précédemment. Par conséquent, il n’aurait exécuté son second tableau pour ainsi que dire de mémoire. C’était, comme on le voit, perdre son temps et sa peine. Mais c’est demeurer trop longtemps sur un sujet qui ne semble pas devoir former une question. En se renfermant dans la pratique des bons coloristes d’aujourd’hui, le passage de Pline s’explique tout naturellement et de la façon dont je vais vous en rapporter la traduction. Protogène, jaloux de la durée de ses ouvrages, et voulant faire passer le tableau de Jalisus à la postérité la plus reculée, le repeignit à quatre fois, y mettant couleur sur couleur qui, prenant par ce moyen plus de corps, devaient se conserver plus longtemps dans leur éclat et empêchaient de craindre que les couleurs disparussent, car elles étaient disposées pour se remplacer pour ainsi dire l’une l’autre.
Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)
, 265
Antiphilus paraît, selon Pline, avoir été un peintre dont le talent était fort étendu, c’est-à-dire qu’il a travaillé dans plusieurs genres. Il fut célèbre à Rome par un portrait plaisant et grotesque, auquel il donna ou qui portait naturellement le nom de gryllus ; et ce nom fut conservé dans la suite à tous les tableaux que l’on voyait à Rome et dont l’objet pouvait être plaisant. C’est ainsi que l’on a nommé en Italie, depuis le renouvellement des arts, bambochades les petites figures faites d’après le peuple que Pierre Van Laer, Hollandais surnommé Bamboche par sobriquet, peignit ordinairement. C’est encore ainsi que nous disons une figure à la Callot quand elle est chargée de quelque ridicule ou de quelque imperfection ; non que cet habile dessinateur n’ait fait, comme Antiphilus, des ouvrages d’un autre genre, mais il est singulier de voir combien le monde se répète sans aucun projet, sans aucune communication, sur les choses les plus simples, les moins nécessaires et qui ne dépendent même que de l’esprit. Cette réflexion autorise les conjectures fondées sur les besoins, les passions et les intérêts ; elles ont toutes un fondement plus certain et plus facile à calculer.
Dans :Antiphilos et le Gryllos ; Calatès, Calliclès et les tableaux comiques(Lien)
, 265
Un tableau de ce même Antiphilus, où l’on voyait un enfant qui soufflait le feu dans un réchaud, indique non seulement une grande connaissance des reflets, mais il confirme en quelque sorte le mécanisme de la peinture encaustique, d’autant que Pline [le] cite en plusieurs occasions. La composition de cet enfant est toujours dans l’atelier d’un peintre ; ce qui me semble prouver que ce réchaud et cet élève étaient employés fréquemment dans les ateliers, plusieurs peintres de l’Antiquité ayant saisi un moment dont leurs yeux étaient continuellement frappés, et dont en conséquence Pline nous a conservé le souvenir.
Dans :Antiphilos, L’Enfant au brasero(Lien)
, 273
Il dit qu’Apelle et trois autres peintres des plus célèbres n’ont jamais employé que quatre couleurs dans les ouvrages qui les ont conduits à l’immortalité. Il sous-entend, par cette partie de son récit, que les premiers qui les ont suivis ont eu secours d’un plus grand nombre de couleurs, mais il ne nous a point laissé ignorer que ces grands hommes n’ont employé que le blanc, le jaune, le rouge et le noir. Les idées que l’on peut prendre sur ce fait sont très vagues ; elles demandent des recherches particulières, dont l’objet serait plus curieux qu’il ne pourrait vous être utile. Je reviens à Pline. Il remarque, à cette occasion, qu’avec un plus grand nombre de couleurs et plus belles que l’on apportait de toutes parts à Rome, les peintres de son temps avaient plus de tort de ne pas faire des ouvrages aussi recommandables que les anciens.
Dans :Apelle et la tétrachromie(Lien)
, 258-262
Je ne crois pas devoir oublier les réflexions que j’ai faites sur le fameux concours de Protogène et d’Apelle, et ne pas vous rappeler les idées indignes de la peinture et de ces grands artistes que tous les savants en ont données. Car en prenant les choses à la lettre, et suivant successivement la même opinion, il ne s’agit que de lignes conduites et tracées avec plus ou moins de fermeté et de délicatesse ; selon eux, c’est une ligne extrêmement déliée qu’Apelle trace sur un tableau en l’absence de Protogène. Celui-ci, à la finesse du trait, reconnaît la main d’Apelle, trempe son pinceau dans une autre couleur et décrit, sans sortir du trait d’Apelle, une seconde ligne plus déliée que la première. Apelle revient, en est étonné, et ne pouvant se résoudre à céder l’avantage, il repasse un troisième trait sur les deux premiers, et ce trait est si fin qu’il n’y a plus moyen d’aller par-delà. Protogène se confesse vaincu et, loin d’en rougir, il court sur le port chercher Apelle et lui avouer sa défaite. Vous sentez, Messieurs, combien une opération de cette espèce se trouve renfermée dans les bornes du mécanisme le plus commun. Un ignorant, dont la main est sûre, peut de cette façon l’emporter aisément sur le plus grand dessinateur. Toutes les fois qu’il ne s’agira que de tirer une ligne ou un trait avec netteté, c’est l’affaire de la main ; l’esprit n’y entre pour rien. Comment donc se pourrait-il que deux grands peintres, dont les ouvrages ont mérité les éloges de la Grèce entière, eussent employé leur temps à une opération si médiocre et si peu digne de leurs talents ? Aussi Juste Lipse, homme très savant, peu satisfait de ces idées du côté de l’esprit, mais arrêté par le défaut de connaissances dans la pratique, donna dans ses lettres une preuve de sa modestie, mais plus encore de la force du préjugé qu’il avait reçu, car il n’osait taxer Pline d’ignorance, ni d’un excès de crédulité ; mais il ne pouvait non plus se résoudre à prendre sa défense. Il se contentait de renvoyer celui qui le consultait sur ce passage à la décision d’un homme plus éclairé et plus capable de prononcer sur une matière qui dépendait de la peinture. On voit bien qu’il avait en vue son ami Rubens, car cet artiste célèbre joignait la connaissance des lettres à la grande pratique de son art ; et il n’est pas douteux que, s’il se fut expliqué, il aurait parlé en homme éclairé. Je ne serais occupé aujourd’hui qu’à le copier et ce qu’il aurait dit eut été fort simple.
Je ne vous rapporterai point toutes les opinions particulières que le passage a fait publier, ni les mauvaises plaisanteries des Tassoni et des Perrault faites dans l’intention de décréditer les anciens et de les tourner en ridicule. S’ils avaient réfléchi sur cette matière, ils auraient vu qu’en donnant au mot linea la véritable signification qu’il doit avoir, il n’y aurait non seulement rien dans le récit de Pline qui s’opposât au bon sens, mais qui ne fut digne d’exciter l’émulation de deux peintres aussi célèbres qu’Apelle et Protogène. Linea, en matière de dessein, ne répond pas seulement à notre ligne ou trait. Ce mot a une plus grande étendue ; il signifie le contour d’une figure ou de quelque objet que ce soit. Et c’est dans ce sens que l’on doit prendre ce que Pline rapporte et traduire qu’Apelle ne passait pas un jour sans dessiner. S’il eut été question d’une ligne, l’observation eut été méprisable et certainement absurde. Il y a même une infinité d’autres endroits de Pline où l’expression de linea a un rapport direct avec ce qui concerne le dessein. Mais voici de quelle façon je conçois un fait célébré et si mal expliqué depuis plusieurs siècles. Il y a un grand art à savoir tracer un contour régulier ; c’est ce qu’on appelle dessiner correctement. Il n’y a aucun peintre qui ne dessine, mais il y en a très peu qui dessinent avec goût. De plus, chacun a sa manière de dessiner qui lui est propre. Les uns affectent un dessein coulant et ne paraissent occupés qu’à rendre avec naïveté la souplesse de la chair, comme je le ferai voir bientôt en expliquant un passage qui regarde la façon de dessiner de Parrhasius ; d’autres, sans se permettre aucune licence, imitent la nature dans toute sa beauté, et tout ce qui n’est pas dessiné dans la plus grande pureté leur déplaît. Quelques-uns enfin, faisant parade d’une connaissance profonde de l’anatomie, chargent leurs contours, font paraître les muscles, les mettent en action et ne craignent point de donner à leur dessein un caractère de sévérité et d’austérité. Tels ont été, dans les derniers siècles, le Corrège, Raphaël et Michel-Ange. Je pense que si ces deux derniers eussent été en concurrence de dessein, ainsi que Protogène y entra autrefois avec Apelle, ils auraient dirigé leurs opérations de la même manière que le firent les deux grands peintres de l’Antiquité. Raphaël aurait commencé par dessiner un contour avec une élégance et une délicatesse qui l’auraient décelé à Michel-Ange. Celui-ci, à son tour, aurait redessiné le même contour dans sa manière et sans s’écarter de la forme. Il y aurait indubitablement mis quelque chose de plus grand et de plus savant. Et Raphaël, qui était fait pour saisir le beau partout où il le trouvait et qui avait l’heureux talent de se l’approprier, revenant sur le tout, aurait tellement perfectionné le contour en y mettant de nouveau la main, qu’il n’aurait pas été possible d’aller plus loin, et que Michel-Ange, tout jaloux qu’il était de sa gloire, aurait été obligé d’en conserver les contours faits, les uns, à la pierre noire, les autres, au crayon de sanguine ou à la plume, ce qui est l’équivalent des différentes couleurs employées par Apelle et son concurrent ; ces contours se seraient aisément distingués, mais les manières auraient porté avec elles un caractère encore plus distinctif pour ceux qui ont les yeux ouverts par les arts. Ce qu’il y a de vrai, c’est que Michel-Ange lui-même, comme on le voit dans le Carducho, persuadé qu’on ne pourrait entendre ce passage de Pline que par une très grande justesse de dessein, prit un jour son crayon et, pour appuyer son sentiment d’une démonstration, il fit d’un seul trait, et avec une hardiesse inconcevable, le contour d’une figure qui remplit d’admiration tous ceux qui étaient présents. On le croira sans peine : Michel-Ange dessinait. J’ajouterai, à l’espèce de décision de ce grand et célèbre artiste, l’unanimité des suffrages de toute l’Antiquité ; car le tableau sur lequel Apelle et Protogène s’étaient exercés avait été conservé avec soin. Il avait été regardé comme un miracle de l’art. Et quels étaient ceux qui l’admiraient ? C’étaient les artistes les plus en état que les autres de sentir toutes les beautés d’un simple trait, d’en apercevoir les finesses et d’en être affectés. Le tableau, ou si l’on veut le dessein, avait mérité de trouver place dans le palais des Césars. Pline, qui parle sur le témoignage de gens dignes de foi et qui avaient vu le tableau avant qu’il eût péri dans le premier incendie qui consuma ce palais du temps d’Auguste, dit qu’on n’y remarquait que trois traits et même qu’on les voyait avec assez de peine. La grande antiquité de ce tableau ne permettait pas que cela fut autrement. Il est à remarquer que, si ce tableau n’offrait à la vue que de simples lignes coupées dans leur longueur par d’autres lignes, ainsi que le bon M. Perrault se l’était imaginé, on devait en compter cinq, et non pas trois. Le calcul est aisé à faire. La première ligne refendue par une seconde ligne, et celle-ci par une troisième encore, cela fait bien cinq lignes toutes distinctes par la précaution qu’on avait mise, en les traçant, d’employer différentes couleurs. Une telle méprise dans une chose de fait ne suffit-elle pas pour détruire tous les faux raisonnements de ceux qui, voulant mépriser l’Antiquité, se sont principalement appuyés sur ce récit ? J’ai fait voir que l’excellence du trait en question ne consistait pas dans la simple finesse du trait en tant que trait, mais dans l’élégance et la justesse des contours pris comme dessein. Si ces traits se perdaient dans le tableau, ce n’était donc point parce qu’ils étaient trop déliés, mais parce que le temps les avait fait presque disparaître, ou en les effaçant en partie, ou par le changement et l’altération des couleurs. Il est vraisemblable que les traits, dans leur origine, avaient été tracés sur une impression fort claire et que, par la suite des temps, ils devaient se confondre avec leur fond, dont la couleur avait absolument bruni. Ainsi, il ne paraît pas douteux que la vétusté seule empêchait qu’on ne les distinguât aisément. Voici la fin du passage de Pline, tel que j’ai cru qu’on pouvait la traduire. Ce tableau était très grand et dans tout le vaste champ, il n’y avait que trois traits qui même ne se distinguaient pas trop bien. Les autres excellents tableaux des grands maîtres, au milieu desquels celui-ci était placé, le faisaient paraître comme une simple planche préparée pour peindre. Mais c’était cela même qui engageait à la considérer de plus près, et alors on ne pouvait s’empêcher de lui donner la préférence. C’est le sort qu’éprouveront quelque jour les rares desseins de Raphaël et de Michel-Ange, de Polydore et des autres peintres du premier ordre qui, avec peu de traits, donneront à ceux qui les savent admirer une beaucoup plus grande idée du savoir de ces grands artistes que les tableaux les plus terminés.
Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)
, 264
Les décorations que Claudius Pulcher fit faire pour les jeux publics qu’il donna l’an de Rome 553 étaient peintes avec tant de vérité que les corbeaux se trompaient à tous les moments, croyant pouvoir se poser sur le toit des maisons que la scène représentait. Je veux que le fait soit exagéré ; il paraît toujours que la représentation des corps et l’air qui leur servait de fond devaient être assez bien rendus pour leur supposer une si grande illusion. Il faut même convenir que l’accord de ces grands morceaux de peinture était différent de celui que nous employons dans nos décorations. Leur effet ne se tirait que du jour vrai, contre lequel même il disputait ; et le nôtre n’est produit que par des lumières que nous plaçons assez à notre volonté. Ainsi les anciens ont eu à plusieurs égards plus de mérite dans leurs succès en ce genre que nous ne pouvons en avoir.
Dans :Les oiseaux picorent les tuiles du théâtre de Claudius Pulcher(Lien)
, 271
Néalcès saisissait les incidents propres à enrichir ses tableaux et à se faire passer lui-même pour un homme d’esprit, attentif et ingénieux pour donner une idée de son sujet. Pline, en conséquence, décrit la composition suivante : il avait peint un combat naval entre les Égyptiens et les Perses ; ce combat s’était donné sur le Nil (apparemment dans le temps de son inondation) ; et pour faire connaître au spectateur le lieu de la scène que son art ne pouvait exprimer, les eaux de ce fleuve ressemblant à celle de la mer, il avait représenté sur le bord un âne qui buvait et un crocodile qui l’attaquait.
Dans :Néalcès et le crocodile(Lien)